Le projet était prometteur. L’équipe aussi. Il ne fut pas difficile de lever des fonds. Et voici que les espoirs sont déçus. La machine est ensablée, la croissance molle…
J’échangeais avec le dirigeant d’une de ces entreprises qui frustrent les investisseurs et les inquiètent.
« Mes hommes, m’assurait-il, ils ont l’entreprise dans la peau, tatouée ! Et vous pourriez leur arracher la peau, ils l’ont dans la viande, dans les muscles, dans le sang. Allez-y, allez jusqu’au squelette. L’entreprise, ils l’ont dans la moelle de leurs os ! » Et je le vérifiai bientôt, il n’exagérait même pas.
Jusqu’en enfer
Ses hommes, ceux dont il s’était entourés dès la première heure, idolâtraient leur patron, vénéraient son projet fondateur. Leur patron, ils l’auraient suivi jusqu’en enfer ! Des apôtres derrière leur messie, des élus derrière leur Moïse… Ils le suivaient comme un seul homme. Ces collaborateurs, je le les ai tous écoutés – avec inquiétude ! S’il n’était pas encore sûr qu’ils finissent en enfer, il devenait difficile d’espérer qu’ils atteignent la terre promise. Que vaut une équipe si tout le monde pense et agit comme un seul homme, à l’unisson, avec une foi aveugle? Si l’unité dégénère en uniformité ? Comment alors s’enrichir des différences de points de vue, d’approches, de sensibilité, de culture ? Bien sûr, je comprenais que les investisseurs aient pu être séduits par cette équipe. Enthousiaste, unie, engagée, elle était assurément impressionnante. Elle était étonnante… elle est décevante ! Que s’est-il passé ? Ni le dirigeant ni l’équipe n’ont changé. Mais l’entreprise est entrée dans une nouvelle phase de son histoire. Il y faut d’autres compétences, d’autres comportements, un autre management… C’est ainsi. Les réussites antérieures ne sont pas prédictives des résultats
Le dieu et le prêtre de sa propre église
À son insu, le dirigeant lui-même freine l’intégration de nouvelles forces. Ses premiers hommes lui sont dévoués corps et âme. Ils lui pardonnent tout, même ses poussées d’autoritarisme ! Ils ne discutent aucune de ses orientations. Le patron n’estil pas celui qui a eu la bonne idée, l’intuition fondatrice ? Leur réussite n’est-elle pas d’abord sa réussite ? La fierté de travailler pour un tel homme est la plus valorisante des gratifications. Fort heureusement, car leurs salaires ne sont pas vraiment attractifs. Ils y pensent peu. Ce sont des missionnaires, des explorateurs… des pionniers ! Leur patron est à la fois et le prêtre et le dieu de sa propre Église. Ils en sont les fidèles.
L’attitude des nouveaux venus divergera. En entrant dans cette entreprise, eux ne sont pas entrés en religion. Déjà, on devra mieux rémunérer leurs compétences. Et reconnaître celles-ci ! Considérer leurs opinions et leurs analyses, respecter leur champ de responsabilité, leur autonomie décisionnelle… La direction devra d’une façon ou de l’autre devenir plus collégiale. Une révolution culturelle ! En attendant, la croissance se heurte aux limites de l’équipe – qui largement sont celles de son dirigeant. Dans sa boîte, rien ne peut se faire sans sa bénédiction ni être entrepris s’il n’y met personnellement la main. Dès lors, sa croissance est limitée aux limites de son dirigeant : de son temps, de son volume de travail, de ses compétences. Pour franchir un palier, l’homme-orchestre devra se métamorphoser en chef d’orchestre : au service d’une oeuvre qui le dépasse, et dont il dirige l’interprétation en harmonisant l’expression des instrumentistes. Des artistes parfois susceptibles, comme peuvent l’être les artistes de talent.