S’agit-il d’être franc ? Sûrement pas de « dire ce que je pense », d’extérioriser sans plus de réflexion ce qui me passe par la tête. Cette prétendue franchise, même en famille, peut être destructive. Quelle mouche a pu piquer mon cousin ? Il s’est autorisé à dire à sa belle-soeur ce qu’il pensait de sa manière d’éduquer ses enfants ! Ce n’était pas utile ! Pas le moment ! L’altercation a gâché le réveillon de Noël !
Une parole professionnelle est une parole travaillée, réfléchie, utile à un objectif : obtenir un changement de comportement, s’accorder sur un plan d’action… Celui qui dispose de quelque autorité, dont celle du financier, se gardera d’agacer par d’incessantes remarques. Il s’accommodera silencieusement des comportements sans incidence significative sur les résultats. Comme on préserve ses munitions.
Les choses sont bien différentes si les enjeux sont sérieux.
Les désaccords inexprimés sont alors corrosifs. L’entrepreneur ressent le mécontentement sourd (et muet) de l’investisseur. « On ne se comprend pas. C’est un financier ! » Sa défiance se nourrit du silence. Il peut choisir de dissimuler, surtout pas de vagues, voire de limiter ses initiatives. Une forme de grève du zèle. Le non-dit gangrène la relation.
Mais parler, c’est risquer un blocage général, un conflit ouvert.
On les préviendra en s’en tenant au débat d’idées, en conjurant les conflits de personnes. Même s’il concerne des comportements, verbaliser son désaccord peut être salutaire quand un jugement sur la personne peut blesser de façon définitive.Mieux vaut dire « vous ne me remettez pas ponctuellement vos reportings » et non « vous n’êtes pas rigoureux »… ou « vous ne m’informez pas de vos décisions » et non « vous n’êtes pas vraiment loyal »…
Paradoxalement, employer le pronom personnel « je » limite les conflits de personnes. Dire « Je partage votre point de vue » plutôt que « Vous avez raison » relativise mon point de vue. Je suis moins blessant quand je dis « Je ne suis pas d’accord avec votre analyse » plutôt que « Vous vous trompez ». Après tout, moi aussi, je ne suis qu’un homme, pas un dieu détenteur de toute vérité…
Dans la relation de travail entre un investisseur et un entrepreneur, vont se frotter l’une à l’autre deux cultures, chacune forgée au feu de l’expérience propre de chacun. Si elles peuvent enrichir les échanges, les différences sont aussi grosses de différends. Faut-il les éluder ? Ou risquer le conflit ouvert ?
Un peu de patience et d’humilité évite les dialogues de sourds :
– Je pense que votre directeur technique n’est plus à la hauteur, surtout avec nos objectifs de développement.
– Depuis dix ans, il s’investit sans calculer.
– Oui, mais son poste comporte désormais de tout autres exigences.
– Oui, mais son implication est toujours exemplaire
« Oui, mais »… le diable s’est invité dans l’échange. Plus d’écoute. On ne se répond plus, on riposte ! Dans le « oui mais » de mon vis-à-vis, seul lui importe ce qui suit le « mais », ce que lui pense… Le « oui » impatient qui précède a pour unique fonction d’évacuer mon propos, sans autre égard, même mes dix ans de vécu ! Comme on tire la chasse d’eau. Rien de plus.
Soucieux de rester audibles, avant de répondre, les plus habiles manifestent explicitement leur considération pour la parole de l’autre. Ils formulent ce qu’ils ont compris de ses objections, voire de leurs prolongements. Ils savent prendre acte.
– Depuis dix ans, il s’investit sans calculer.
– Dix ans, ça crée des liens… L’entreprise lui doit beaucoup.
– Et son implication est encore exemplaire…
– À n’en pas douter, c’est une personne méritante. Dans tous les cas, nous lui serons concrètement reconnaissants.
Désormais, la décision semble proche… Avant de s’ouvrir enfin aux observations de l’investisseur, l’entrepreneur avait besoin d’être assuré que son point de vue avait été lui aussi pris en compte.
Deux approches différentes ne s’excluent pas mutuellement, pas si souvent… Qui pense aussi autre chose n’est pas nécessairement en désaccord avec moi. Fréquemment, seuls les angles de vue diffèrent. Chacun pense depuis son histoire. Après tout, il est vrai que ce directeur n’est plus dimensionné pour ce poste, et il est vrai aussi qu’il est méritant. Les points de vue de l’investisseur et de l’entrepreneur n’étaient pas opposés. Plutôt complémentaires. Une décision avisée les conciliera : en travaillant les modalités de la séparation ou de la reconversion.
Aller au conflit ? Non ! Mais sans confronter les points de vue, comment les concilier dans une vision élargie ?